A la liste de mes nombreux talents
inutiles-que-je-ne-peux-pas-mentionner-sur-un-CV (ce qui est bien dommage, ça
me permettrait de combler le vide laissé par « sports pratiqués »),
il faut intégrer la faculté de me souvenir de la genèse de la quasi-totalité de
mes vêtements et paires de chaussures (ce qui inclut le magasin et la ville où
je les ai achetés, la personne qui m’accompagnait à ce moment-là et les
endroits notables où je les ai portés). Un talent rare et précieux dont j’évite
de me vanter pour ne pas attirer trop de jalousies, mais parfois le fardeau
devient trop lourd à porter, et il faut bien que me confie à quelqu’un.
Or donc (et c’est là que cette introduction trouve tout son sens), il
advint que mes Converses, après 6 ans de bons et loyaux services, rendirent l’âme.
Certes, j’aurais pu continuer à la porter noircies, décollées, quasi-percées,
mais il paraît que c’est un style plus digne d’une lycéenne que d’une
ingénieure. Il me faut donc me résigner à les jeter, occasion, vous l’aurez
compris, de revenir sur leur vie mouvementée.
La première personne que je me souviens avoir vu porter des Converses
était Fanny, en quatrième. Certes, « Fanny » n’évoquera rien de
spécial pour vous, mais sachez simplement qu’elle écrivait tous ses cours en
turquoises, avait le droit de s’habiller chez Kookaï alors qu’elle n’était qu’au
collège (summum du style neversois, et autorisation que je n’ai pas eu avant la
seconde), portait des bottes en daim beige l’hiver, sortait avec le fils du
préfet et était bien sûr follement populaire. Si vous pensez qu’à l’époque, j’aurais
donné mon bras droit pour être sa place, vous êtes encore en dessous de la
réalité – j’avais acheté le même stylo qu’elle dans un effort légèrement
pathétique pour lui ressembler un peu plus (ou alors qu’elle découvre cet
unique point commun entre nous et décide brusquement que j’étais sa meilleure
amie, qui sait…). Toujours est-il que la demoiselle vint un jour en cours de
sport avec des Converses rouges, et se fit promptement rappeler à l’ordre sur
le thème « ici c’est un cours de sport, pas un défilé de mode ». Fin
du premier acte.
Second acte, me voici en première (j’ai le droit de m’habiller chez
Kookaï, youpi !), et la mode des Converses s’est élargie. De mon côté, je
continue à porter de bizarre chaussures fermées à talon, en cuir noir, qu’à l’époque
j’aimais assez pour leur chercher systématiquement un sosie de remplacement à
chaque rentrée, mais qui rétrospectivement sont un croisement assez regrettable
entre « moche » et « beaucoup trop vieux pour quelqu’un de moins de
14 ans » (je n’ai hélas, pas de photo pour illustrer mon propos). Et les
jours de sport, j’ai le droit de porter des baskets – pas les autres, ces
chaussures étant synonymes d’illettrisme et d’agression d’octogénaires dans l’esprit
maternel, SURTOUT si elles sont à scratch.
Et justement, nous somme dans les vestiaires après le cours de sport,
et voici que Caroline nous montre ses magnifiques Converses turquoises achetés
le week-end précédent. Caroline est grande, mince, bronzée, sort avec un
terminal redoublant (un rebelle dont le style gominé est vaguement gâché par l’accent
campagnard, et qui l’a séduite durant une cours effrénée dont le point
culminant a été un voyage scolaire en bus à l’abbaye de Vézelay) ; en un
mot, elle est cool, qualité qu’à l’époque je ne me suis pas encore résignée à
ne jamais posséder. D’ailleurs, elle porte des soutien-gorges Princesse Tam.Tam
(imprimé carte du tendre, détail inutile sponsorisé par ma mémoire parasite) qu’on
ne peut pas acheter à Nevers. Elle fait donc son shopping à Moulins ou Bourges –
si ça, ce n’est pas une preuve qu’elle est cool…
Cependant, nourrie des clichés familiaux, les Converses me semblent à
l’époque le summum du vulgaire et du manque d’élégance, et je m’y intéresse
donc assez peu (alors que Princesse Tam. Tam…). Fin du deuxième acte.
Troisième acte : fin de ma deuxième année à l’INSA et à Toulouse.
J’ai gagné un peu d’indépendance, Kookaï n’est plus ma marque cool par
excellence (mais ça reste chouette, je ne vais pas désavouer 40% de ma garde-robe
actuelle), et je porte des ballerines, chaussures jolies et adaptées à mon âge –
on s’approche du but, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Me
voici en ville avec une copine, qui à défaut d’être très cool ou spécialement
jolie, me convainc d’acheter des Converses « parce que c’est super
pratique et beau ». Une fois la barrière budgétaire franchie (« mais
siii, tu les rentabiliseras tes 60€, fais-moi confiance ». Elle
avait bien raison, et de toute façon j’ai depuis acheté des chaussures bien
plus chères), il fallu trouver la bonne pointure et la bonne couleur. Et
devinez quoi ? J’ai longuement hésité entre rouge et turquoise, pour
finalement repartir avec la première.
Et depuis, mes petites Converses ont bien rempli leur mission, m’accompagnant
à Florence, à Londres, à Dublin, à Paris, à Karlsurhe, à New-York, à Rome, à
Berlin, à la neige, sous le soleil et même bravant des pluie torrentielles. J’ai
même converti ma sœur qui a emmené les siennes jusqu’au Caire, et en a usé de
nombreuses paires pendant que j’élimais tranquillement la mienne (de là à
conclure qu’elle a les pieds râpeux alors que les miens sont tous doux, il n’y
a évidemment qu’un pas). Elles ont été de toutes mes valises et de tous mes
voyages pendant 6 ans, mais voilà, il est temps de leur trouver des
remplaçantes. Pour un compromis entre pointure, couleur et disponibilité en
magasin, j’envisageais des commander cette paire en prévision des six
prochaines années. Tant pis pour Caroline et ses Converses turquoises, j'ai décidé que j'étais assez vieille pour choisir mes chaussures toute seule.